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Touraine, Alain (2)

Page history last edited by Olivier G. 15 years, 1 month ago

 

Qui est Alain Touraine?

Alain Touraine est un homme, un sociologue qui a toujours cherché à produire sa vie et non la consommer, qui a, au fil de son parcours, voulu la maîtriser et non la subir, ainsi qu’à lui donner du sens.

Sa biographie et son parcours professionnel

      Né en 1925 à Hermanville-sur-Mer, en France, il est issu d’une famille privilégiée de l’époque, que l’on pourrait qualifier aujourd’hui comme faisant parti de la classe moyenne. Ayant toujours été un élève studieux, il affirme que sa jeunesse a été marquée par la soumission au devoir et garda une profonde aversion envers le système qui réduit les individus à de simples rouages d’une machine les englobant, les dépassant. Sa vocation à chercher à comprendre le monde par l’Histoire vient d’un amalgame de circonstances : la fin de la guerre de 1939-1945 et le choix de ses études vont faire germer en lui l’idée que l’Histoire se fait autant qu’elle se vit. Il entra à l’École Normale supérieure en Histoire, mais quitta deux années plus tard, cet enseignement ne lui convenant pas. C’est alors qu’Alain Touraine entreprit des voyages en Hongrie et en Yougoslavie et qu’il travailla également comme ouvrier dans les mines du nord de la France. C’est durant cette période que ce produisit un événement marqua sa vie: il lut le livre de George Friedmann s’intitulant Les problèmes humains du machinisme industriel (1946). Cette découverte le rejoignant énormément le poussa à écrire une lettre à l’auteur, dont il ne révélera pas le contenu. Une lettre : une réponse. C’est sans autres démarches que Touraine eut un rendez-vous avec l’auteur qui le convainc de retourner aux études, ce qu’il fit en 1950 en entrant au CNRS (Centre d’études sociologiques de Paris), dirigé par Friedmann et Gurvitch. Friedmann fut en quelque sorte le « maître » d’Alain Touraine pendant plusieurs années. C’est sous l’influence de ce dernier qu’il se tourna vers la sociologie et cette influence se fit sentir notamment sur sa pensée ainsi que sur sa façon de concevoir le métier de sociologue.

      Plusieurs événements significatifs marquent le parcours professionnel chargé de ce sociologue. D’abord, en 1956, Friedmann lui demanda d’aller séjourner au Chili, dans le but d’aller y fonder un Centre de recherches sociologiques. Il y rencontra sa femme, Adriana Arénas avec qui il eut deux enfants (Marisol, maintenant député socialiste en France et Philippe). Son intérêt grandissant pour l’Amérique latine fut amorcé par ce séjour et ne cessa pas de faire partie de ses travaux par la suite. En 1958, il quitta le CNRS pour l’École des Hautes Études. Dans la même année il créa le Laboratoire de Sociologie Industrielle (devenu en 1970 le Centre d’Études des Mouvements sociaux de l’École Pratique des Hautes Études). Il cofonda la Revue Sociologie du travailavec Crozier, Raynaud et Tréanton un an plus tard, soit en 1959. L’année suivante il devint Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. L’année 1965 ne fut pas la meilleure année pour Alain Touraine. Il soutient sa thèse Sociologie de l’action devant un jury de la Sorbonne, thèse qui fut énormément contestée. Il affirme avoir été abattu par cette défaite pendant de longs mois. L’année suivante, il enseigna, et ce jusqu’en 1969 à la Faculté des Lettes de l’Université de Paris X-Nanterre. Finalement, en 1981, il fonda le Centre d’Analyse et d’Intervention Sociologique de l’EHESS, à Paris. Son enseignement à l’EHESS a été récemment suspendu, soit en 2008.

      Alain Touraine est docteur honoris causa des universités françaises et étrangères suivantes : École des hautes études en sciences sociales, Université de Cochabamba (1984), Université de Genève (Suisse, 1988), Université de Montréal (Canada, 1990), Université de Louvain-la-Neuve (Belgique, 1992), Université de La Paz (Bolivie, 1995), Université de Bologne (Italie, 1995), Université de Mexico (Mexique, 1996), Université de Santiago (Chili, 1996), Université Laval (Canada, 1997), Université de Cordoba (Argentine, 2000), Université de Valparaiso (Chile, 2004), Université York (Canada, 2008), Université catholique pontificale du Pérou, (2008).

      Le parcours décrit ci-haut représente les grandes lignes de ses différentes affiliations, en vue de situer le lecteur. Il est à préciser qu’Alain Touraine s’est également dédié à l’étude de plusieurs mouvements sociaux, événements marquants et questions fondamentales, tels que Mai 1968, la chute d’Allende et la dictature chilienne, Solidarnosc (Pologne), les grèves étudiantes de 1976 et 1995, la question de la laïcité et le port du voile islamique à l’école. Aussi, il manifesta son soutien au sous-commandant Marcos dans le mouvement Zapatiste, étudia le syndicalisme ouvrier en France, le mouvement des femmes, le mouvement anti-nucléaire ainsi que les luttes occitanes. Ces différents thèmes furent l’objet de ses nombreux ouvrages (voir annexe 1). Touraine est reconnu d’une part comme ayant développé une réflexion théorique hors du commun, d’autre part pour avoir élaboré l’actionnalisme et aussi pour avoir crée l’intervention sociale. C’est l’une des plus hautes figures de la sociologie en France et dans le monde. C’est également un personnage qui a toujours été un peu marginal face aux autres sociologues de son temps, par son engagement public et ses différentes prises de position.

 

Ses principales sources d’inspiration

      Ses principales inspirations ont été de plusieurs ordres. Comme il a été mentionné plus haut, Friedmann a été la plus grande inspiration de Touraine. « Aujourd’hui encore, il ne peut en parler sans une certaine émotion, même si les chemins du disciple et du maître se sont depuis écartés » (Lebel, 2007). Selon Touraine, un sociologue qui serait complet devrait avoir trois qualités inhérentes au métier : un esprit d’analyse cherchant à  découvrir quelle est la structure de la société, une certaine colère face à ceux détenant le pouvoir et en abusant ainsi que de la compassion poussant à écouter plus que parler. C’est en lien à cette idée que je serais portée à croire que sa pensée se serait formée, aurait évoluée et se serait affirmée à travers la critique de trois écoles : marxiste, libérale et fonctionnaliste (classique). Il se battit contre cette dernière à travers Parsons, dont il a suivi les cours à Harvard. Dans un autre ordre d’idée, Sartre a été pour lui une inspiration intellectuelle, car il retrouvait dans son œuvre une conception de l’engagement-dégagement lui convenant. Aussi, son « humanisme » (mit entre guillemets par l’auteur-même) affirmait qu’il n’était pas possible de définir le Sujet en dehors de situations sociales et de rapports de domination, ainsi qu’en termes de rôles sociaux (Touraine, 1999).

 

Qu’a-t-il produit?

Toute l’œuvre d’Alain Touraine est portée par une ambition et une certaine philosophie. L’ambition est de rendre intelligible les mécanismes du fonctionnement de nos sociétés contemporaines, de comprendre le sens caché des rapports sociaux, de débusquer les rapports de domination sous l’action des hommes, de faire apparaître le réel derrière l’idéologie des discours dominants et réducteurs. (Lebel, 2007)

Son œuvre en trois périodes

      Touraine est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages de réflexions théoriques, d’essais politiques, d’analyse de mouvements sociaux et de réflexions sur des situations vécues dans différents pays d’Amérique latine. À défaut d’être en mesure de choisir des publications et de les considérer comme principales (car tout dépend du point de vue selon lequel on se place), j’ai décidé d’analyser son œuvre en trois grandes parties, comportant chacune un ouvrages clés.

      La première période s’ouvre avec ses premiers travaux portant sur l’évolution du travail ouvrier aux Usines Renault et sur la conscience ouvrière. Ils ont été fortement influencés par la sociologie industrielle qui était dès lors grandissante, ce que Touraine affirme dans la préface de Sociologie de l’action (1965). Ces différents travaux lui ont donné l’occasion de situer sa sociologie, de faire part de sa vision de celle-ci. Cette période coïncide avec ses premières recherches menées en Amérique latine, plus précisément au Chili où il étudia les ouvriers des mines de charbon et de sidérurgie. Le livre Sociologie de l’action a été réédité en 2000 avec une nouvelle préface de l’auteur. Il affirme avoir enlevé quelques parties à l’ouvrage, car elles ne correspondaient plus à sa vision d’aujourd’hui ou lui semblaient superflues. Cet ouvrage est consacré à l’élaboration d’une méthode d’analyse sociologique : l’actionnalisme. Cette méthode vise à saisir la société industrielle comme n’était pas le produit de l’histoire, mais faisant partie de celle-ci. Il en explique les grands principes dans la deuxième partie du livre. Le troisième chapitre a été conçu dans le but de prouver que cette méthode est pertinente. Il l’applique donc aux grandes questions posées par la civilisation industrielle, soit la place du travail et la place de l’acteur (Sujet historique).

      La deuxième période est marquée par le début de son étude sur les mouvements sociaux, thème qui deviendra central dans ses prochains travaux. Les événements de Mai 68 et les coups d’État militaires en Amérique latine en sont les éléments déclencheurs. La voix et le regard (l978), Le mouvement ouvrier (l984) et La Parole et le Sang (l988) sont des ouvrages marquants de cette période. Comme livre-clé j’ai choisi d’analyser Le mouvement de mai ou le communisme utopique (1968), puisqu’il marque son entrée dans l’étude des mouvements sociaux et aussi car Touraine a lutté aux côtés des étudiants de Nanterre durant les révoltes. L’auteur affirme que le mouvement étudiant était plus chargé de sens que la grève ouvrière qui, aussi massive qu’elle pu être, n’eut pas de conséquences durables. Ainsi, il fait une analyse critique des événements, en s’efforçant de séparer les sens qu’ils ont eus pour les différents acteurs. Il traite donc de la lutte des clases et de la crise sociale, de la crise de l’Université, des enragés de Nanterre, des barricades, fait une distinction entre les étudiants et ouvriers, décrit l’anti-société et remet l’Université en question.

     

      La troisième partie de son œuvre s’entame, pour certains auteurs, par Le retour de l’acteur (1984). Pour d’autres, ce livre s’agit d’une prémisse aux œuvres qui suivront. Quoi qu’il en soit, ce livre est plutôt pessimiste : c’est une critique de la société et une remise en question de l’avenir de la sociologie. Avec cet ouvrage prend fin une série d’études réalisées par Alain Touraine et son équipe sur la méthode de l’intervention sociologique. La communauté scientifique peine à en reconnaître la légitimité et Touraine doit alors s’efforcer de démontrer qu’il s’agit d’un outil efficace d’analyse et également justifier les bases théoriques qui la fondent. Des thèmes tels que la nouvelle représentation de la vie sociale (action sociale, mutation sociale et crise de la modernité), une sociologie de l’action (mouvements sociaux, identité et intervention sociologique), ainsi qu’interroger le présent (société programmée, nouveaux conflits sociaux, reflux des mouvements sociaux, révolution et démocratie), sont explorés dans ce livre. Cette période est également représentée par l’intérêt que porte Touraine aux nouveaux mouvements sociaux émergents, comme antinucléaire, occitans et féministes. Il considère que « ces mouvements défendent la liberté et la capacité des Sujets humains de joindre leurs identités particulières avec leur participation au monde de plus en plus effervescent des techniques et de la vie économique » (Touraine, 1984). Les livres Critique de la Modernité (l992), Qu'est-ce que la démocratie? (l994) et Pourrons-nous vivre ensemble? Égaux et différents (l997) jalonnent aussi cette période en termes de réflexions sur la société.

 

Évolution de son parcours intellectuel et de ses intérêts

      Si l’on regarde maintenant l’ensemble de l’œuvre d’Alain Touraine, on peut constater une certaine évolution dans les sujets de ses travaux, correspondant aux changements sociaux qu’il constate et tente de comprendre en tant que sociologue. Il entama ses réflexions autour de son sujet de prédilection, soit le mouvement ouvrier et l’industrialisation, sous une perspective plus historique. Puis, constatant des changements dans l’ordre social, il s’est intéressant aux mouvements sociaux émergents, en cherchant à savoir si ces manifestations d’organisation sociales pouvaient être vues comme de nouveaux acteurs en scène, engagés dans la lutte contre des éléments de domination en présence. Toutefois, il affirme n’avoir jamais perçu ces mouvements comme étant des acteurs principaux et fondamentaux dans la société post-industrielle. Depuis le milieu des années 1980, c’est à l’individu comme acteur social mais aussi sujet individuel en quête de sens qu’il consacre ses travaux. Un élément nous permettant de dénoter une évolution dans son parcours intellectuel et de ses intérêts est les préfaces de ses ouvrages. Plusieurs d’entre eux ont été réédité depuis la fin des années 1990 jusqu’en 2000. Dans les préfaces de ceux-ci il revisita le contenu de son livre et le réaménagea selon l’évolution de sa pensée, sans pourtant en dénaturer le contenu. Par exemple, dans Le mouvement de mai ou le communisme utopique (1968), il affirme avoir éliminé certains passages portant une charge émotionnelle qu’il qualifie de démesurée. Aussi, dans  la version éditée en 2000 du livre Sociologie de l’action (1965), il dit avoir voulu faire une nouvelle version du livre pour faire apparaitre davantage ses deux faces primordiales, soit l’élaboration d’une démarche générale d’analyse et son application à la société industrielle. Il demande au lecteur de se référer à cette version plutôt qu’à l’ancienne, car elle est intégrée à la représentation qu’il a aujourd’hui de sa pensée. Un tel travail de réflexion et d’autocorrection au fil des années me semble être une des grandes qualités d’Alain Touraine. Prendre une certaine distance sur ce qu’il a écrit dans le feu de l’action, pour le revoir dans une perspective plus globale est une tâche intellectuellement nécessaire, d’autant plus qu’il a publié énormément de travaux.

 

Quels sont ses principales idées et sa contribution au constructivisme?

Je n’ai jamais conçu l’action comme situé dans la société, mais face à elle, la transformant et la produisant. (Touraine, 2000)

Principales idées et concepts

      Trois thèmes ont eu prédominance dans les travaux d’Alain Touraine : le travail et l’action sociale, les conflits et les mouvements sociaux, ainsi que le Sujet et la société.

      Le travail et l’action sociale est le thème qui a dominé ses premières recherches. Ici, la notion travail n’est pas synonyme de la simple activité humaine, mais bien d’action collective permettant d’analyser les conduites sociales. Il analyse le travail de la civilisation industrielle entre autres selon l’évolution du travail de l’ouvrier : quelle est maintenant sa place dans un système passé du travail professionnel à celui davantage technique? L’évolution de la conscience ouvrière est également utilisée comme outil d’analyse et le mena à deux conclusion, soit que les ouvriers ne constituent pas un groupe homogène et que leur but s’inscrit dans la lutte pour la défense de leur autonomie, en opposition à la domination du travail. Il met finalement en perspective les classes sociales, comme n’existant que dans la lutte continuelle entre ceux qui détiennent le pouvoir de l’orientation culturelle de la société et ceux qui s’opposent à cette domination venant des classes sociales dites plus élevées. L’historicité et l’action sociale sont des concepts présents dans le thème du travail et de l’action sociale. L’historicité représente pour Touraine l’action que la société exerce sur elle-même, c’est-à-dire qu’elle est en mesure de se produire elle-même. Ses composantes seraient de l’ordre du mode de connaissance, de sa dimension économique, ainsi que culturelle.  Ce qu’il considère comme système d’action historique est « l’ensemble des modèles qui orientent les pratiques du travail : production, organisation, répartition et consommation; il est l’emprise de l’historicité sur les ressources qu’elle utilise et qu’elle mobilise. » (Lebel, 2007) Les luttes de classes existeraient selon lui dans le but de prendre le contrôle de l’historicité.

      Les conflits et les mouvements sociaux représentent le deuxième thème principal élaboré par Alain Touraine. Si, pour l’auteur, la société est la production conflictuelle d’elle-même (Touraine 1993), alors le conflit est partie prenante, est une notion centrale dans son analyse. Pour sa part, le mouvement social est « la conduite collective organisée d’un acteur luttant contre son adversaire pour la direction sociale de l’historicité dans une collectivité concrète » (Touraine, 1993). Il voit l’évolution de ces mouvements sociaux comme mue par des rapports de classes, dans un système en constante opposition. Il considère qu’il importe d’identifier le type de domination en présence pour être en mesure de percer et de comprendre le mouvement social en question. Finalement, l’intervention sociologique, nouvelle méthode d’analyse sociologique des mouvements sociaux mise de l’avant par Touraine et son équipe, se présente comme étant « l’action du sociologue pour faire apparaître les rapports sociaux et en faire l’objet principal de l’analyse (Touraine 1993) ».

      Le troisième thème principal de l’œuvre d’Alain Touraine apparaît comme étant le Sujet et la société. La notion du sujet a toujours été présente dans les travaux de l’auteur. Toutefois, le sens que prend le terme a été amené à varier au fil des années. J’ai trouvé intéressant de vous présenter cette évolution, par trois citations tirées de ses ouvrages, démontrant bien cette transformation. Il est à noter que c’est au tournant des années 2000 que le Sujet devient son champ d’étude principal, terme accentuée également par l’usage de la majuscule.

Le sujet historique des premiers travaux de Touraine :

            « Le sujet historique (…) définit chaque individu ou collectivité en tant qu’ils contribuent à la production de la société par elle-même, en tant qu’ils sont porteurs de l’historicité de cette société. » (Sociologie de l’action, 1965).

Le retournement, nouvelle définition présentée :

            « L’essentiel est bien la nécessité de définir à nouveau le sujet, moins désormais par sa capacité de dominer et de transformer le monde que par la distance qu’il prend par rapport à cette capacité même, aux appareils et aux discours qui la mettent en œuvre. Le sujet se saisit, au-delà de ses œuvres et contre elles, comme silence, comme étrangeté au monde dit social et aussi comme désir de rencontre avec l’autre, reconnu comme sujet » (Le retour de l’acteur, 1984)

Le Sujet indissociable de l’historicité :

            «  Le sujet n’acquiert de contenu qu’en devenant social, d’abord par la relation interpersonnelle, mais aussi par la reconnaissance des droits humains de tous, surtout dans la pensée juridique et dans l’éducation. Le sujet pénètre dans la société » (Critique de la modernité, 1992)

La position constructiviste du sociologue

      Alain Touraine ne se réclame pas ouvertement comme constructiviste ou s’inscrivant dans une telle approche d’analyse. Toutefois, il serait possible de relier certains éléments de sa pensée et de son œuvre au constructivisme et ce, relativement à ses conceptions des mouvements sociaux, de la société, du Sujet et finalement quant à sa propre posture de chercheur.

      D’abord, revoyons la définition de l’historicité : elle représente pour Touraine l’action que la société exerce sur elle-même, c’est-à-dire qu’elle est en mesure de se produire elle-même. À mon sens, cette définition s’inscrit dans un cadre constructiviste dans sa perception de la société : Selon Lynch, la culture et l’histoire se construisent à partir de l’ensemble des interactions. Il y aurait donc co-construction de la réalité, de la société par les sujets historiques.

      En ce qui concerne sa conception de ce que sont les mouvements sociaux, on pourrait associer la pensée de Touraine à quelques thèses du constructivisme, relatives à l’identité. D’abord, l’identité serait liée à la manière dont on est catégorisé par autrui. Cela est élaboré par Touraine dans le concept de conscience ouvrière. Au fil de ses recherches, il en est arrivé à quatre types de consciences ouvrières, dont une d’elles se forme par la participation consciente à l’organisation de la société. Donc, la société s’attendrait à quelque chose de précis en termes d’ouvrier, niche alors occupée par ces derniers. Il est aussi possible de relier la thèse affirmant que l’identité est un phénomène contingent des groupes et des collectivités. Touraine considère qu’un mouvement apparaît en opposition à autre chose. Par exemple, le mouvement des femmes jouerait, dans la société qu’il nomme de « programmée », ce que le mouvement ouvrier a joué dans la société industrielle, c’est-à-dire de prendre part à l’action autour de la défense des droits du Sujet et de la conquête de soi. En ce qui concerne les objets de lutte, la thèse constructiviste de l’identité et la pensée de Touraine se rejoignent à nouveau. Ce qui émerge de commun est que la lutte prend sa source dans une perspective politique, qu’il s’agit souvent d’une remise en question des rôles sociaux, ainsi que de se battre pour avoir une reconnaissance sociale. Finalement, selon Jacquard (cité dans les notes de cours), « cette structure fait émerger en chaque individu la conscience d’être, le besoin de devenir, l’obligation d’orienter l’aventure collective ». Il serait possible de rapprocher la pensée de Touraine, toujours au niveau des mouvements sociaux, que ce soit le mouvement ouvrier, antinucléaire ou des femmes, au paradigme constructiviste.

      Dans sa conception du Sujet, j’ai noté une citation dans Sociologie de l’action (1965) qui pouvait se rapprocher d’une position constructiviste : « Le Sujet n’oppose plus des valeurs transcendantes à l’ordre social, mais pose son désir de construire sa vie comme un ensemble portant en lui son propre sens ». Dans le cas de cet énoncé, cela pourrait se référer à ce que Lynch affirme lorsqu’il dit que le réel existe, mais à travers notre expérience. Aussi, on pourrait se référer à L’espèce fabulatrice de Nancy Huston qui croit qu’il est propre à l’humain de donner du sens. Le réel n’existant pas, selon Huston, tout ne serait qu’interprétation.

       Dans sa conception de la société, celle-ci est liée à l’idée de système et d’interrelations entre les individus. Cela pourrait se rapprocher aux principes de la cybernétique, ayant lui-même mené au constructivisme. Aussi, cette posture qu’est le constructivisme reconnait l’importance de la culture, tout comme Touraine. Par ses études sur les classes sociales, on pourrait être amené à croire, en étudiant son œuvre, qu’il se situerait dans un constructivisme ontologique social : c’est la société qui construit la réalité sociale. Finalement, il ne considère « pas l’action comme située dans la société, mais face à elle, la transformant et la produisant » (Touraine, 2000), ce qui s’inscrit dans une logique de co-construction de la société par les individus la composant.

      Finalement, si l’on regarde sa posture en tant que sociologue, on peut croire qu’il construit ses connaissances à partir de ses propres représentations. Computer se veut l’action de modifier une représentation sociale de la réalité. Ce serait ce que Touraine effectue lorsqu’il fait de nouvelles versions de ses ouvrages. Lorsqu’il affirme qu’il revoit son œuvre avec l’ensemble de ses connaissances, il est possible de croire qu’à partir d’une représentation du réel « computé », il génère une certaine distance et donc, que l’idée impliquée devient de plus en plus conceptuelle. Ainsi, on pourrait penser qu’il construit ses connaissances au fil de ses recherches et tout au long des différentes corrections qu’il y apporte, en les modifiant à posteriori.

L’impact des travaux d’Alain Touraine

      À mon sens, je crois qu’un des principales forces de Touraine est d’allier recherches et engagement, tant au niveau public par ses diverses prises de positions, que dans son souci permanent de combiner les contraires, de concilier des exigences apparemment contraires. Ses travaux ont marqué le monde de la sociologie et en effet, Touraine restera une des plus grandes figures de la sociologie dans le monde. Toute son œuvre constitue une sociologie de l’action, proprement dite, dont le point central est le sujet, l’individu comme pilier de reconstitution de l’expérience du monde moderne. Le fait qu’il se soit actualité, qu’il ait lui-même évolué avec ses sujets de recherche fait en sorte que ce personnage et ses idées restent d’actualité. « De cette œuvre complexe autant que l’est son auteur, il reste plus qu’une trace, une interrogation essentielle sur l’Homme, et au-delà, sur soi-même. Un appel à poursuivre, hors des balises convenues, l’interminable quête ». (Lebel, 2007)

 

Bibliographie

Dubet, François et Wieviorka. Penser le sujet : autour d’Alain Touraine. Coll. « De Cerisy ». Paris : Éditions Fayard, 1995.  

Hudson, Nancy. L’espèce fabulatrice. Paris : Éditions Actes Sud, 2008.

Lebel, Jean-Paul. Alain Touraine : vie, œuvres, concepts. Paris : Ellipses Éditions Marketing, 2007.

Lynch, Michael. The Politics of Constructionism. Londres : Sage Publications Ltd, 1998.

Touraine, Alain. « Au delà d’une société du travail et des mouvements sociaux? ». Revue Sociologie et sociétés, vol. 23, no. 2 (1991), p. 27-41.

Touraine, Alain. Comment sortir du libéralisme? Paris : Éditions Fayard, 1999.

Touraine, Alain. « La recomposition du monde ». La République des Lettres, (France), 01 septembre 1994, en ligne.

Touraine, Alain. « La sociologie après la sociologie ». Revue du MAUSS, vol.2, no. 24 (2004), p.51-61.

Touraine, Alain. La voix et le regard : sociologie des mouvements sociaux. Paris : Éditions du Seuil, 1978.

Touraine, Alain et al. Le Grand refus : réflexion sur la grève de décembre 1995. Paris : Éditions Fayard, 1996.

Touraine, Alain. Le mouvement de mai ou le Communisme utopique. Paris : Éditions Fayard, 1998.

Touraine, Alain. Le retour de l’acteur : essai de sociologie. Paris : Éditions Fayard, 1984.

Touraine, Alain. Mort d’une gauche. Paris : Éditions Galilée, 1979.

Touraine, Alain. Penser autrement. Paris : Éditions Fayard, 2007.

Touraine, Alain. Pour la sociologie. Paris : Éditions du Seuil, 1974.

Touraine, Alain. Production de la société, édition revue et corrigée. Paris : Éditions du Seuil, 1993.

Touraine, Alain. Sociologie de l’action, Paris : Éditions du Seuil, 1965.

Touraine, Alain. Un nouveau paradigme : pour comprendre le monde d’aujourd’hui. Paris : Éditions Fayard, 2005.

Touraine, Alain. « Y a-t-il des valeurs naturelles? ». Revue du MAUSS, vol.1, no. 19 (2002), p. 65-72.

Touraine, Alain. « Y a-t-il un modèle espagnol? ». Revue Pouvoirs, vol. 1, no. 124 (2008), p. 145-156.

 

Truc, Gérôme. « Quand les sociologues font leur cinéma. Analyse croisée de La sociologie est un sport de combat et du Parcours d’un sociologue ». Revue A contrario, vol. 2, no. 2 (2004), p. 44-66.

Tremblay, Mireille. Notes de cours, Relations humaines : communication et approches constructivistes, COM3109, Hiver 2009, cours 3 - 26 janvier 2009.

Vandycke, Robert. « Structure et changement social dans les sociétés dominées. Quelques réflexions à propos des thèses d'Alain Touraine ». Revue Sociologie et sociétés, vol. 10, no.2 (1978), p. 75-85.

Annexe 1 : Bibliographie complète des travaux d’Alain Touraine

·         1955 : L'évolution du travail aux usines Renault (thèse, sous la direction de Georges       Friedmann)

·         1961 : Ouvriers d'origine agricole (avec O.Ragazzi)

·         1965 : Sociologie de l’action

·         1966 : La conscience ouvrière

·         1968 : Le mouvement de mai ou le communisme utopique

·         1969 : La Société post-industrielle. Naissance d'une société

·         1972 : Université et société aux Etats-Unis

·         1973 : Production de la société

·         1973 : Vie et mort du Chili populaire

·         1974 : Pour la sociologie

·         1974 : La société invisible

·         1974 : Lettre à une étudiante

·         1976 : Les sociétés dépendantes

·         1977 : Un désir d'Histoire

·         1978 : Lutte étudiante

·         1979 : Mort d'une gauche

·         1980 : La Prophétie antinucléaire (avec F.Dubet, Z.Hedegus, M.Wieviorka)

·         1980 : L'après-socialisme

·         1981 : Le pays contre l'Etat (avec F.Dubet, Z.Hegedus, M.Wieviorka)

·         1982 : Solidarité (avec F.Dubet, J.Strzelecki, M.Wieviorka)

·         1984 : Le Mouvement ouvrier (avec M.Wieviorka et F.Dubet)

·         1984 : Le Retour de l’acteur

·         1987 : Actores sociales y sistemas politicos en America latina

·         1988 : La parole et le sang

·         1992 : Critique de la modernité

·         1993 : La voix et le regard: sociologie des mouvements sociaux

·         1994 : Qu’est-ce que la démocratie ?

·         1995 : Lettre à Lionel, Michel, Jacques, Martine, Bernard, Dominique... et vous

·         1996 : Le Grand Refus. Réflexions sur la grève de décembre 1995 (avec F.Dubet, F.Khosrokhavar, D.Lapeyronnie, M.Wieviorka)

·         1997 : Pourrons-nous vivre ensemble ? Égaux et différents

·         1997 : Eguaglianza e diversità

·         1998 : Sociologia

·         1999 : Comment sortir du libéralisme ?

·         2000 : La recherche de soi. Dialogue sur le sujet (avec F.Khosrokhavar)

·         2004 : Un débat sur la laïcité (avec A.Renaut)

·         2005 : Un nouveau paradigme. Pour comprendre le monde d’aujourd'hui

·         2006 : Le Monde des femmes

·         2007 : Penser autrement

·         2008 : Si la gauche veut des idées (avec Ségolène Royal)

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