Bronfenbrenner, Urie


 

1.     INTRODUCTION

Dans la première moitié du vingtième siècle, la psychologie du développement était marquée par la recherche en laboratoire, qui visait à décrire et inventorier les changements ou les variations dans le comportement humain. Cette lunette béhavioriste a progressivement perdu de sa popularité par les recherches de Jean Piaget et de Lev Vygotsky, qui ont introduit l’importance et l’influence de l’environnement dans le développement d’un individu. Ce paradigme a été enrichi par les travaux de Urie Bronfenbrenner (1917-2005), qui a apporté l’idée d’une « écologie » du développement humain. Particulièrement, ses travaux ont mis l’accent sur la compréhension de la dynamique relationnelle de l’individu intégré à plusieurs niveaux dans son environnement. Ses recherches ont également souligné l’importance de l’aspect temporel, qui comprend la personne dans un certain contexte, tout en relevant les dynamiques qui font que l’individu agit sur son système.

Urie Bronfenbrenner, un « héros »

La communauté scientifique a maintes fois reconnu et souligné les travaux de Bronfenbrenner. Ajoutons à ceci son riche parcours didactique, comprenant plus de 300 articles scientifiques et non moins de 14 ouvrages. Il n’est donc pas surprenant que ses théories soient enseignées dans de nombreuses institutions, tout en constituant la pierre angulaire de plusieurs programmes d’intervention. Toutefois, pour bien comprendre les apports de cet auteur dans le courant constructiviste, il importe de relever son parcours professionnel en retraçant les éléments biographiques qui mettront en lumière ce qui l’a caractérisé de chercheur prolifique, de souligner ses influences et d’étayer ses principales publications en insistant sur les concepts clés auxquels il est associé.

2.     DE L’URSS À L’UNIVERSITÉ CORNELL

Urie Bronfenbrenner est né à Moscou le 29 avril 1917. Six ans plus tard, ses parents ont quitté l’Union soviétique et se sont installés aux États-Unis. Il a vécu la majeure partie de son enfance à Letchworth Village, New York, où son père a travaillé comme clinicien pathologique. Après le secondaire, il a effectué un baccalauréat (double majeure en psychologie et mineure en musique) à l’Université Cornell. Il a réalisé ensuite une maîtrise en psychologie développementale à l’Université Harvard et a terminé son doctorat en 1942 à l’université du Michigan. Moins d’une semaine plus tard, il s’est engagé dans l’armée américaine comme psychologue, où il a rencontré l’un des chercheurs qui lui a été des plus formateurs. Après la guerre, il a travaillé comme assistant chef à la clinique psychologique de recherche pour les vétérans. Ensuite, il a entamé ses premières expériences dans le milieu académique en étant assistant professeur à l’université Michigan. En 1948, il a occupé son premier poste de professeur à l’université Cornell, où il y passera presque toute sa vie.

Des influences…

Pour comprendre la genèse de la théorie bioécologique du développement humain, il importe d’insister sur les sources d’inspiration de Bronfenbrenner. Comme son parcours est riche et vaste en contributions scientifiques, et, corollairement, multiple en sources d’inspirations, cette section comporte certaines limites. Le choix des auteurs a donc été circonscrit en deux temps. D’un côté, il sera question d’un chercheur qui l’a inspiré alors qu’il était jeune doctorant. De l’autre, il importera de relever l’un de ses prédécesseurs qui a influencé son objet d’étude.

Kurt Lewin

Dans Lewinian Space and Ecological Substance (1977), Bronfenbrenner raconte comment sa rencontre inusitée avec Kurt Lewin a été profondément formatrice. En effet, pendant la Deuxième Guerre mondiale, le professeur Henry A. Murray l’avait invité à se joindre, à titre de novice, à une équipe d’experts qui devaient évaluer les candidats potentiels pour les services secrets américains. Lewin faisait partie de cette équipe. Bronfenbrenner a donc eu maintes occasions d’échanger et de discuter avec lui. Il admirait sa constante façon de replacer un comportement dans un contexte situationnel, culturel, sociologique ou historique, tout en interprétant l’espace non pas comme une entité physique, mais plutôt comme un construit psychologique, une composante de l’environnement qui n’existe pas dans un monde objectif, mais bien dans la psyché humaine. Dans The Ecology of Human Development (1979), il ajoute comment la typologie de Lewin apporte une substance psychologique et sociologique au développement humain. Ces travaux l’ont particulièrement aidé à élaborer les niveaux environnementaux qui transcendent le développement de l’individu.

Jean Piaget

Pour développer sa théorie, Bronfenbrenner s’est inspiré de quelques concepts de Jean Piaget. Par exemple, dans The Ecology of Human Development (1979), il souligne que l’idée du développement humain a été influencé notamment par The construction of reality in the child (Piaget, 1954). Selon Bronfenbrenner, Piaget soulignerait qu’un enfant en bas âge serait conscient d’un seul environnement à la fois. Ce n’est que plus tard qu’il acquerra les aptitudes nécessaires lui permettant de se représenter les relations qui existent entre les événements et les personnes. Selon cette idée, le développement humain se limiterait donc aux événements, aux personnes et aux objets qui permettent de former la conscience de la niche d’un enfant. Ainsi, Bronfenbrenner considère qu’il va plus loin que Piaget en insistant sur la nature émergente de cette perception du réel, laquelle comporterait une croissante révélation des relations entre les événements dans ses différents environnements. Ce concept lui permettra d’élaborer les balbutiements de ce qu’il a appelé le mésosystème.

3.     UNE VIE, DEUX PROJETS PRÉPONDÉRANTS

Au cours de sa vie, Bronfenbrenner a été aiguillonné par deux principaux projets qui furent l’objet de la plupart de ses publications. D’abord, il a passé une très grande partie de sa vie à développer, critiquer, renchérir et redéfinir sa théorie bioécologique du développement humain. La présente biographie s’intéressera davantage à ce volet. Toutefois, il importe de souligner que la facilité de Bronfenbrenner à opérationnaliser et à concrétiser ses idées en politiques sociales l’a amené à vouloir contextualiser le développement humain dans la société américaine. À cet égard, ses travaux ont permis de mettre en lumière l’effritement des valeurs provoqué par la prédominance de l’indépendance et de la réalisation de soi dans la société américaine, se traduisant en crimes, en échecs scolaires, en négligence infantile et en divorces. Le lecteur intéressé à en connaître davantage pourra lire Making Human Beings Human (2005), qui résume les grandes étapes de son parcours professionnel.

4.     LA THÉORIE BIOÉCOLOGIQUE DU DÉVELOPPEMENT HUMAIN

De l’écologie du développement humain…

Selon Bronfenbrenner, l’écologie du développement humain est l’étude scientifique de l’ajustement mutuel entre l’humain et son environnement immédiat qui a ses propres propriétés changeantes, tout en étant affecté par la relation entre ces environnements. On y conçoit l’environnement écologique comme un ensemble de structures, les unes à l’intérieur des autres, qui seraient emboîtées comme des poupées russes. Dans la première version de sa théorie (The Ecology of Human Development, 1979), Bronfenbrenner en repérait quatre types :

1)     Le microsystème : comprends les activités, les rôles et les relations interpersonnelles vécues par une personne en développement et qui s’inscrivent dans un contexte donné comprenant des particularités physiques et matérielles (p. ex. l’environnement d’une famille habitant dans une banlieue versus dans une grande ville).

2)     Le mesosystème : comprends les interrelations entre deux microsystèmes ou plus dans lequel la personne en développement participe activement (p. ex. pour un enfant : les relations à la maison, à l’école et dans le voisinage).

3)     L’exosystème : réfère à un ou plusieurs environnements dans lequel la personne en développement ne participe pas activement, mais dont elle subit les effets (p. ex. pour un enfant : le travail des parents).

4)     Le macrosystème : réfère à la sous-culture ou à la culture qui englobe et influence les autres niches développementales.

Chacune de ces niches comprend ses rôles, ses règles et ses normes qui influencent le développement de l’individu. De cette façon, Bronfenbrenner mettait l’emphase non pas sur les processus de perception, de motivation, de cognition ou d’apprentissage qui caractérise les conceptions traditionnelles du développement humain, mais plutôt sur leur contenu : ce qui est perçu, ce qui est désiré, ce qui est réfléchi et ce qui est appris. Il considérait donc cet objet d’étude comme étant l’acquisition, par une personne capable de découvrir, de cultiver ou de modifier ses propres propriétés, des éléments de son environnement et de sa relation avec lui.

… À la bioécologie du développement humain

Plus tard, il a admis que cette théorie serait incomplète si elle n’incluait pas les structures et les fonctions individuelles (biologie, psychologie et comportement) qui interagissent aussi avec les systèmes écologiques qu’il a décrits. Il a donc travaillé pendant plus d’une décennie à développer le modèle PPCT : Process↔Person ↔Context↔Time (Bronfenbrenner & Morris, 1998).

1)     Process : la relation dynamique entre l’individu et son contexte ;

2)     Person : le répertoire biologique, cognitif, émotionnel et comportemental ;

3)     Context : les niches dans lesquelles l’humain se développe (micro-méso-exo-macro) ;

4)     Time : les dimensions temporelles constituant le chronosystème[1] (l’évolution des systèmes au cours du temps) qui modélisent les changements au cours de la vie.

Cette version améliorée l’a amené à souligner que les interactions entre l’organisme et l’environnement relèvent non seulement des mécanismes primaires qui produisent le développement humain, mais aussi des multiples variations provenant des caractéristiques biologiques du développement de la personne (Person), du contexte environnemental (Context) et de la période (Time) dans lesquels ils prennent formes. De cette façon, il ajoute la dimension des relations interpersonnelles, balisées par des particularités physiques, sociales et symboliques qui définiront la complexité de ses interactions, de ses activités et de son engagement dans son microsystème. Ainsi, le PPCT a permis de changer l’étiquette de sa théorie, partant de l’écologie du développement humain à la bioécologie du développement humain.

5.     CONTRIBUTIONS CONSTRUCTIVISTES

Cette théorie a eu des impacts prépondérants dans la communauté scientifique puisqu’elle a enlevé les barrières dans les sciences sociales et a formé des ponts dans les disciplines qui permettaient de trouver l’émergence d’éléments clés dans la structure sociale plus large. Particulièrement, les chercheurs disent qu’avant les travaux de Bronfenbrenner, les psychologues du développement étudiaient les enfants, les sociologues la famille, les anthropologues la société, les économistes le cadre économique relatif au temps et les sciences politiques la structure. En ce sens, les apports interdisciplinaires de Bronfenbrenner ont contribué à la transformation de l’objet l’étude du développement humain en l’inscrivant dans ces multiples sphères interdépendantes.

Par ailleurs, cette théorie est caractérisée par une lecture interactionniste, selon laquelle les individus seraient influencés par d’autres individus et par les institutions qui font partie de leur environnement, tout en influençant eux-mêmes leurs comparses et leurs structures sociales. Ses recherches sont donc plus que considérables, puisqu’elles ont contribuées à baliser les assises contemporaines de l’étude du développement humain. Particulièrement, il est le premier à avoir utilisé le terme d’« écologie » pour désigner les niches en interaction au travers lesquelles l’humain construit son identité. De plus, la typologie des environnements qu’il a élaborée dans la première version de sa théorie lui a permis de développer la notion de « transition écologique », un phénomène qui se produit lorsqu’une personne doit s’ajuster suite à un changement de rôle. Cette transition sous-entend que les niches influent sur l’individu, qui à son tour, s’adapte et les influence. Cette conception du développement, abordée comme un processus bidirectionnel, s’inscrit donc nettement dans le courant constructiviste.

6.     CONCLUSION

Pour conclure, il importe de rappeler que le parcours de Bronfenbrenner est beaucoup trop vaste pour être condensé en si peu de mots. De nombreux ouvrages ont donc été discriminés au détriment de ce qui, à mon sens, constitue l’essentiel de ses travaux. On aurait pu effectuer le même exercice en abordant plutôt les applications de la bioécologie du développement humain. On y aurait découvert ses apports importants en Cultural Studies, marqué par l’article Two Worlds of Childhool : U.S. and U.S.S.R (1970), où il compare ces deux sociétés sous une perspective écosystémique. En ce sens, je réitère une proposition mentionnée précédemment : le lecteur qui voudra aborder succinctement l’œuvre de Bronfenbrenner pourrait commencer par la lecture de Making Human Beings Human (2005), qui retrace les éléments saillants de sa carrière, ainsi que ses contributions dans l’étude du développement humain.



[1] La notion de chronosystème a été introduite pour la première fois dans Bronfenbrenner, U. (1986). Ecology of the family as a context for human development. Developmental Psychology. 22:723-742.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

Argar, A., Bronfenbrenner,  U. & Henderson,  C.R. (1977). Socialization practices of parents, teachers, and peers in Israel: kibbutz, moshav, and city. Child Development, 48, 4:1219-27.

Bronfenbrenner, U. (1942). Social status, structure, and development in the classroom group. Unpublished doctoral dissertation, University of Michigan. In Bronfenbrenner, U . (2005). Making human beings human, London: Sage Publications.

Bronfenbrenner, U. (1943). A constant frame of reference for sociometric research. Sociometry 6, 363-397.

Bronfenbrenner, U. (1944). A constant frame of reference for sociometric research: Part II. Experiment and inference. Sociometry 7, 40-75.

Bronfenbrenner, U. (1951). Toward an integrated theory of personality. In R. R. Black & G. V. Remsey (Eds.), Perception: An Approach to Personality. New York: Ronald Press.

Bronfenbrenner, U. (1963). Developmental theory in transition. In H. W. Stevenson (Ed.), Child Psychology: Sixty-second yearbook of the National Society for the Study of Education, part 1 (pp. 517-542). Chicago: University of Chicago Press.

Bronfenbrenner, U. (1970). Two worlds of childhood: US and USSR. New York: Russell Sage Foundation.

Bronfenbrenner, U. (1973). The social ecology of human development: A retrosepective conclusion. In F. Richardson (Ed.), Brain and intelligence: The ecology of child development (pp. 113-123). Hyattsvill, MD: National Educational Press.

Bronfenbrenner, U. (1974). Developmental research, public policy, and the ecology of childhood. Child Development, 45, 1-5.

Bronfenbrenner, U. (1975). Reality and Research in the Ecology of Human Development. Proceedings of the American Philosophical Society, Vol. 119, No. 6, Ecology of Child Development, pp. 439-469

Bronfenbrenner, U. (1977). Toward an Experimental Ecology of Human Development. American Psychologist, 32, 7, 513-531.

Bronfenbrenner, U. (1977). Lewinian Space and ecological substance. Journal of Social Issues, 33(4), 199–212.Issues, 33(4), 199–212.

Bronfenbrenner, U. (1979). Contexts of child-rearing: Problems and prospects. American Psychologist, 34, 844- 850.

Bronfenbrenner, U. (1979). The ecology of human development: Experiments by nature and design. Cambridge, MA: Harvard University Press.

Bronfenbrenner, U. (1986). Ecology of the family as a context for human development. Developmental Psychology. 22:723-742.

Bronfenbrenner, U. (1989). Ecological systems theory. In R. Vasta (Ed.), Six theories of child development: Revised formulations and current issues (pp. 185-246). Greenwich, CT: JAI.

Bronfenbrenner, U. (1992). Ecological systems theory. In R. Vasta (Ed.), Six theories of child development: Revised formulations and current issues (pp. 187-249). London: Jessica Kingsley.

Bronfenbrenner, U. (2001). The bioecological theory of human development. In N.J. Smelser & P.B. Baltes (Eds.), International encyclopedia of the social and behavioural sciences (Vol. 1, pp. 6963-6970). New York: Elsevier.

Bronfenbrenner, U . (2005). Making human beings human, London: Sage Publications.

Bronfenbrenner, U., & Ceci, S. J. (1994). Nature-nurture reconceptualised in developmental perspective: A bioecological model. Psychological Review, 101, 568-586.

Bronfenbrenner, U. & Crouter, A. C. (1983). The evolution and environmental models in developmental research. In W. Kessen (Ed.), Handbook of Child Psychology (4th edition, Volume 1). Pp. 357–414. New York: Wiley.

Bronfenbrenner, U., Kessel, F., Kessen, W., & White, S. (1986). Toward a critical social history of developmental psychology: A propaedeutic discussion. American Psychologist, 41, 1218-1230.

Bronfenbrenner, U., McClelland, P., Wethington, E., Macu, P., & Ceci, S. J. (1996). The State of Americans: This Generation and the Next. New York: Free Press.

Bronfenbrenner, U., & Morris, P.A. (1998). The ecology of developmental process. In W. Damon (Series Ed.) & R.M. Lerner (Vol. Ed.), Handbook of child psychology: Vol. 1. Theoretical models of human development (5th ed.). New York: John Wiley.

 

 

RÉFÉRENCES

Site internet de l’Université Cornell

Wong, W.-C. (2001). Co-constructing the personal space-time totality: Listening to the dialogue of Vygotsky, Lewin, Bronfenbrenner, and Stern. Journal for the Theory of Social Behaviour. 31: 4. 365-382.